Sur la mer des Antilles
Sur la mer des Antilles, avant d' arriver à la Nouvelle Orléans : le géographe Elisée Reclus nous raconte son voyage et son arrivée à la Nouvelle Orléans.
LITTERATURE
Le géographe Elisée Reclus évoque son arrivée à la Nouvelle Orléans. Première partie, en mer . Ce texte, inédit de 1855, a été publié en 1860 : (fragment d 'un voyage à la Nouvelle Orléans, éditions du sextant).
Dans un chapitre suivant, il découvrira la Nouvelle Orléans
Mer des Antilles
La mer était calme et phosphorescente ; à temps égaux le navire entrouvrait la vague en poussant un grondement sourd comme celui d'un énorme cétacé ; les voiles enflées par la brise imprimaient aux mâts de suaves balancements: tout dans la nature semblait jouir d'un mystérieux bonheur.
J'étais étendu dans la chaloupe au-dessus du gouvernail et je regardais les étoiles. Dans cette position, mon être n'existait que pour jouir, toutes les ondulations du navire et des vagues faisaient passer un frisson d'aise à travers mon corps ; mon âme elle- même était comme supprimée; il ne me restait plus que la faculté de savourer à larges poumons l'air frais de la nuit. Balancé comme en un hamac dans la chaloupe suspendue, tantôt élevé à vingt pieds au-dessus de l'eau, tantôt ramené jusqu'à sa surface, j'entendais tour à tour la vague frapper les bordages de la chaloupe ou disparaître sous le gouvernail du navire avec un bruit caverneux ; autour de moi la phosphorescence des méduses et des rotifères jetait une pâle et tremblotante lueur, et parfois la rencontre de deux ondes lumineuses faisait briller à mes yeux comme le reflet d'un éclair.
Tout près, la mer semblait rouler du feu, tandis que dans le lointain elle répandait une vague lumière bleuâtre comme celle de l'alcool enflammé.
Je sentais toutes les beautés de la mer sans les voir, mon regard restait attaché sur les étoiles et pour cesser de les contempler, j'aurais dû me faire violence. Au milieu d'elles, les mâts inclinés et relevés tour à tour par le roulis paraissaient décrire avec leurs pointes des cercles énormes. Trompé par cette illusion qui nous fait voir le mouvement dans les corps en repos et la fixité dans les objets mobiles, je croyais vaguement que les étoiles étaient des myriades de lucioles voletant autour des mâts et dansant au milieu de la voilure; parfois je voyais aussi comme une neige de lumière tourbillonnant dans l'espace et descendant en vastes spirales. J'étais ébloui de la vive splendeur qui transforme le ciel des tropiques en un ciel tout différent du nôtre.
Les étoiles
Les étoiles brillent d'un éclat au moins quadruple en apparence, et loin de paraître fixées sur une voûte solide, semblent suspendues à diverses hauteurs dans l'air bleu-noir de la nuit; la voie lactée, si pâle dans nos régions du nord, se déroule sur la mer des tropiques comme une vaste zone transparente de nuées lumineuses, et, par delà son infini, laisse deviner d'autres infinis. Sous ce beau ciel si profond et si pur, je me demandais comment les astronomes de l'Antiquité avaient pu inventer leur voûte de cristal: tout au plus comprend-on les Scandinaves qui voyaient dans leur ciel brumeux un énorme crâne où les nuages épars représentaient les flocons de la cervelle divine.
Peu à peu mes yeux se fermèrent et je tombai doucement dans un sommeil aussi agréable que la veille. En rêve je voyais encore les étoiles me scintiller du haut du ciel des promesses mystérieuses, quand je fus réveillé en sursaut par une voix partie du gaillard d'avant. Une grande masse noire se dressait devant nous à deux milles vers le nordouest: c'était l'île de Montserrat. À travers le bleu profond de l;air où flottaient çà et là comme des particules vaguement lumineuses on distinguait parfaitement au-dessus de l'horizon les profils aigus de deux montagnes jumelles.
C'était la première fois que je voyais une terre américaine et cependant je ne regrettai pas qu'il fût nuit. Ce pays de mon imagination ne m'apparaissait pas tout d'un coup dévoilé par la chaleur brutale du soleil, mais il se laissait deviner à la lueur des étoiles et m'offrait un cadre où je pouvais donner une vie à mes rêves. Dans cette masse noire je me figurais contempler toutes les splendeurs tropicales, les forêts impénétrables et pullulant de vie, les gorges profondes ruisselantes de cascades, les maisons blanches brillant à travers l'immense feuillage des manguiers, et des champs de cannes ou de plantains inclinés sous la brise.
Pendant que je croyais entrevoir toutes ces magnificences, le navire avançait rapidement et bientôt Montserrat ne fut plus à l'horizon qu'un nuage flottant et indécis. Je me laissai de nouveau tomber au fond de la chaloupe et rêvai de promenades sous les bosquets d'orangers. Ma promenade dura longtemps, car je dormais encore après le lever du soleil. Un violent jet d'eau me réveilla tout à coup ; les matelots faisaient la toilette matinale du navire, et sans me voir, avaient dirigé leur tuyau de pompe justement sur moi. Vêtu légèrement comme je l'étais, je ne fus pas trop alarmé de cette douche improvisée qui s'abattait sur ma tête et je me laissai bravement baigner comme un triton.
On a écrit la physiologie de bien des flâneurs, mais on a oublié le flâneur rôdant çà et là à bord d'un navire; sa vie est bien plus agréable et variée qu'on ne le croit d'ordinaire : s'il aime la nature, il ne connaîtra jamais l'ennui. Quand le navire est encore dans le port, amarré par un câble à l'anneau du quai, le voyageur se demande avec un certain effroi si ce n'est pas folie de se hasarder dans une si petite maison flottante et de s'y emprisonner de gaieté de cœur pendant des mois entiers. Mais qu'il entre seulement: aussitôt cette étroite embarcation, cette simple planche que les poètes disent séparer la vie de l'éternité, cette coque tremblante sur la mer, finit par devenir un monde. On y fait sans cesse de nouvelles découvertes, et, le plus souvent, quand arrive la fin du voyage, plusieurs régions du navire sont encore des terres inconnues pour le passager.
Je ne parle pas seulement de la cale, des soutes, des cambuses et de tous ces mystères d'obscurité recouverts par le parquet luisant des cabines. Là se trouvent des étangs d'eau douce où les cris des noyés s'étoufferaient sans écho, les cachettes et les trous où les rats noirs et les rats bruns ont organisé leurs républiques ennemies, les hideux fonds de cale où l'eau de mer suintant à travers le bois de chêne et se mêlant à tous les détritus des cargaisons répand son odeur infecte et délétère. Un matelot lui-même sait à peine se retrouver dans ce malsain dédale; à plus forte raison un passager accoutumé à l'air libre et au grand soleil se perdrait-il misérablement dans ces ténèbres.
Le reste du navire est bien encore assez vaste pour qui sait observer, et les sujets d'étude ne manquent pas. Même en restant dans sa cabine, on est surpris par une foule de choses charmantes, car à bord tout est dans un mouvement perpétuel et les moindres objets semblent vivre d'une vie indépendante. C'est le baromètre qui danse et oscille suspendu par ses ligaments élastiques ; c'est la boussole qui bondit sur la rose des vents à chaque mouvement de la barre du gouvernail; ce sont les tables, les chaises qui se penchent en gémissant, puis se relèvent, s'inclinent et s'entre-choquent ; de tous les coins sortent des cris étranges, des plaintes mystérieuses; chaque planche fait entendre son craquement, chaque clou de métal son grincement criard, et sur le pont, les secousses violentes imprimées par la mer font rouler les chaînes avec un fracas terrible comme le galop d'un escadron.
De temps en temps une vague plus forte que les autres vient heurter la joue du navire, et quand on la sent passer tout près de soi sur la surface extérieure des membrures, on ne peut réprimer un sursaut de peur ; en même temps, les coups de roulis deviennent plus violents et tous les objets de la cabine se livrent à une gymnastique imprévue; les portes mal assujetties se ferment et se rouvrent avec fracas, les bouteilles et les verres s'élancent de la table et se brisent sur le parquet. Tout s'anime de mouvements joyeux, et cette danse vertigineuse, ces folles oscillations donnent une apparence de vie même aux poutrelles. noircies du plafond.
Mais rien n'est plus délicieux que le jeu des rayons du soleil pénétrant dans la chambre à travers la claire-voie. Ces rayons sautillent dans tous les coins, entrent furtivement dans les cabines, se cachent, se poursuivent, se réfléchissent un moment dans les glaces, puis s'envolent de nouveau comme des oiseaux effarouchés. Quand le navire est fortement agité, ils entrent, flamboient et disparaissent si rapidement que l'œil ne peut les suivre.
Si le passager va se promener sur le pont ou sur la dunette, d'autres spectacles l'attendent. Il faut d'abord qu'il marche à petits pas pour éviter les chutes et qu'il sache maintenir son équilibre par des mouvements improbables et compliqués ; le sol ondule, tremble et se dérobe sous sa marche ; en même temps les vagues viennent l'une après l'autre se dresser curieusement le long des bordages comme pour examiner sa manœuvre inhabile. Mais enfin il arrive, et sa promenade lui semble d'autant plus longue qu'il a fait en route plus de faux pas.
Une des retraites que j'affectionnais le plus dans le navire, c'était l'extrémité de la poupe, derrière les chaînes du gouvernail, Penché par-dessus le bord, je contemplais le sillage pendant des heures entières ; les vagues venaient l'une après l'autre emporter mon regard dans leurs spirales, et pour le détacher je devais faire un violent effort sur moi-même. Les courbes, les rondes, les sarabandes, les remous des vaguelettes, les danses des traînées écumeuses, les luttes entre les flots qui se rejoignent derrière la quille, s'étreignent et se tordent, la formation des entonnoirs rapides entraînant dans leur vortex des groupes de bulles transparentes, tous ces petits drames de la goutte et de l'écume exerçaient sur mes yeux une irrésistible fascination.
En dehors de la ligne rapide et tournoyante du sillage passent les larges surfaces d'écume rejetée à droite et à gauche par le taille-mer du navire: ce sont des îles, des archipels, des continents qui s'agrègent, se désagrègent, diminuent, se fondent et disparaissent. En réalité il n'y a pas grande différence sous le rapport géologique entre ces continents d'écume et les continents terrestres sur lesquels nous habitons. Petits ou grands, tous les phénomènes se ressemblent: nos continents se fondront aussi pour se reformer ailleurs comme des flocons de bulles blanches entraînés par le sillage du vaisseau.
Quand on se penche de manière à voir la sombre masse du navire reflétée dans l'eau, on peut distinguer à d'énormes profondeurs des animaux étranges, des némertes enroulées comme des rubans noirs, des méduses épanouissant leur manteau transparent, jusqu'à le rendre invisible, et le reployant de nouveau en forme de boule jaune ou blanche, des stéphanomies semblables à de frissonnantes broderies de la plus fine dentelle, des encornets, des sépias aux vastes cordages de suçoirs, puis des êtres informes, indécis, presque dissous déjà dans l'eau qui les contient. Au milieu de ces profondeurs toutes vivantes et pullulantes d'organismes, on voit passer quelquefois une énorme masse verte ou bleuâtre aux contours insaisissables: c'est peut -être un requin qui d'une simple vibration de sa queue puissante va s'élancer vers la surface à vingt mètres de distance, ou bien une famille de marsouins qui jouent à cachecache sous la quille du navire.
Vers midi la chaleur accablante me forçait à chercher un abri et j'allais m'étendre sur des voiles à l'ombre d'un mât; là je lisais ou faisais ma sieste pendant quelques heures et quand l'atmosphère un peu rafraîchie me permettait de quitter ma retraite, tout me paraissait plus beau qu'auparavant, l'air était devenu plus lumineux, la vague plus joyeuse, le navire plus alerte à la course. Alors j'allais en vacillant chercher un observatoire quelconque, tel que la hune du grand mât ou celle du mât de misaine.
Attaché aux cordes vibrantes je grimpais lentement sans tourner la tête de peur d'être saisi de vertige en voyant la mer sous mes pieds, et le cœur tout palpitant d'une émotion peu virile, je me soulevais à la force des bras à travers les barres de la hune et m'adossais solidement contre le mât. Là, véritable lâche jouissant des émotions du danger, j'aimais à me sentir balancer par le roulis et à décrire de vastes courbes dans l'atmosphère. Les matelots qui montaient dans les haubans ou se laissaient glisser le long des cordages avec une adresse de singe, ne se doutaient pas que j'avais une jouissance de plus qu'eux, celle du vertige et de la peur.
Du haut de cet observatoire puissamment balancé dans l'espace, je saisissais d'autant mieux la beauté de la mer que je la voyais de manière inusitée. D'abord, mon horizon s'agrandissait de plusieurs lieues, et la vaste circonférence qui vue du pont me paraissait hérissée de vagues était devenue calme comme un rivage de bronze.
Plus près, je voyais distinctement les flots se dérouler en ordre de bataille et quand sous l'influence de deux vents contraires deux systèmes de lame se croisaient à angles droits, je saisissais dans tous ses détails leur interférence harmonieuse et périodique: sur la surface mobile apparaissait parfois des cachalots soufflant des jets de vapeur et d'eau par leurs évents et dressant dans l'air leurs énormes queues, ou bien encore des peuplades de marsouins traversant la mer par une série de bonds et de plongeons.
Autour du navire flottaient de longues traînées de fucus ou raisins des tropiques, et les galères tricolores balançaient leurs grands bras au gré de chaque flot. Parfois, une vergue brisée, reste de quelque naufrage, venait à notre rencontre; les dorades et les dauphins tournaient comme des loups autour de cette épave pour dévorer les petits poissons cachés sous son ombre: cette vergue flottante formait comme un monde à part au milieu de la mer et d'innombrables drames de meurtre se passaient incessamment autour d'elle.
En ramenant mon regard au-dessous de moi, je trouvais le navire singulièrement amoindri et je me demandais comment le poids des voiles enflées ne faisait pas chavirer la coquille. La dunette, les chaloupes, les chaînes, les ancres me semblaient devenues d'une petitesse improbable, et le craquement des membrures, le choc des anneaux de fer, le cri des matelots se confondaient pour moi dans un gémissement plaintif. Autour de la carène, l'écume soulevée par la proue tournoyait en spirales blanches sur le fond vert-bleu de la mer; vue d'en haut, elle avait la transparence et l'éclat d'une immense surface de porcelaine devenue liquide et bouillonnante.
Je me lassais difficilement quand je regardais la mer du haut de la hune du grand mât, et cependant j'avais encore un poste plus agréable, l'extrémité du mât de beaupré. Là, j'étais tout à fait en dehors du navire; en me retournant je le voyais derrière moi fendre la vague de son taille-mer, et je bravais cette masse énorme qui me poursuivait avec rage sans pouvoir m'atteindre. À chaque coup de tangage je descendais presqu'au niveau de l'eau, puis j'étais lancé à une grande hauteur au-dessus d'elle, le mât se cabrait sous moi ou plongeait furieusement sans pouvoir me désarçonner. Enivré de mouvement, il me semblait presque commander au monstre qui me portait, et penché vers la mer, aspirant l'espace par mon regard, je me figurais que les grandes ailes du navire étaient enflées non par le vent, mais par le souffle de ma volonté: en orgueil naïf je ne le cédais point à la mouche du coche.
C'est ainsi que j'errais sur le navire, trouvant sans cesse de beaux spectacles à contempler; mais surtout depuis que nous étions dans la mer des Antilles, j'aimais à voyager de mâts en mâts, scrutant l'horizon pour y découvrir la terre. Trente-six heures après avoir dépassé Montserrat nous vîmes la terre en effet, et la côté méridionale d'Haïti, vague d'abord, puis grandissante et hardie, se dressa vers le nord. La péninsule, qui se termine au cap Requin ou Tiburon, n'est qu'une étroite chaîne de montagnes jetée au milieu de la mer et les pitons alignés sur sa crête ont un magnifique caractère de hardiesse. Le pic le plus élevé atteint une hauteur de 2800 mètres environ, et de cette pointe, le regard descend par une succession de terrasses et de pyramides jusqu'au cap Tiburon où l'arête de rochers plonge dans le bleu des eaux avec un jet fier et superbe. À sa vue, la comparaison établie par Alexandre Dumas entre un cap et un taureau montrant ses cornes aux vagues me revenait sans cesse à l'esprit.
Les montagnes vers lesquelles couraient alors notre navire sont assez nues, et les grands arbres se montrent seulement dans les gorges et dans les cirques étroits ménagés de distance en distance entre la grève marine et le pied des escarpements. Les forêts de bois d'acajou, les magnifiques baobabs africains, les palétuviers même se trouvent en général plus à l'est sur les côtes de la République dominicaine.
Mais ici le rivage de l'île est beaucoup trop abrupt pour donner prise à une belle végétation. En plusieurs endroits, des falaises luisantes comme du métal s'élèvent sur le bord de la mer, et les huttes des pêcheurs sont suspendues comme des chèvres sur le rebord des rochers.
Couvée par un implacable soleil, cette côte presque tout entière a pris un aspect rougeâtre et sévère qui semblerait devoir mieux convenir à quelque promontoire de l'Arabie.
Plusieurs montagnes ont leurs escarpements interrompus par des terrasses horizontales qui sont évidemment d'anciennes plages marines. Ces terrasses espacées l'une au-dessus de l'autre à des hauteurs sensiblement égales, prouvent qu'il a fallu bien des périodes successives d'arrêt et d'ascension pour opérer le soulèvement de l'île entière.
De distance en distance, les violentes pluies tropicales ont profité des moindres plissements du sol pour creuser de profondes ravines à travers les rebords parallèles des terrasses superposées : de loin on pourrait croire que toutes ces marches séparées l'une de l'autre par d'énormes fossés ont été taillées dans le roc par des peuples de géants.
Les terrasses ne semblent manquer que dans les endroits où la roche est trop dure pour que la mer ait pu l'entailler profondément, mais presque partout ailleurs l'île est entourée d'une ceinture non interrompue de gradins superposés. Ces gradins ont souvent pris une forme singulière: ainsi près de la ville du môle Saint-Nicolas, une île soulevée dans un âge géologique assez récent, présente tout à fait la forme d'un môle; on dirait un grand ouvrage de fortification construit à force de siècles et de vies d'hommes.
Près du cap Tiburon, nous eûmes le plaisir d'observer la merveilleuse transparence de l'eau.
À l'abri des montagnes de la côte, le navire ne ressentait plus que par bouffées le souffle des vents alizés, la mer devenait unie comme un miroir, et le calme commençait à étendre son manteau d'étain sur les eaux lointaines. J'étais étendu au fond de la cabine sur des voiles, et je passais ma tête à travers le sabord pour regarder le ridement harmonieux des flots.
Depuis longtemps il me semblait voir au fond de l'eau des traînées noires semblables à des algues flottantes, mais je croyais ma vue trompée par le jeu des ombres et de la lumière, lorsque tout à coup je vis distinctement des rochers et des plantes marines.
J'appelai le capitaine, un matelot jeta la sonde, elle indiquait 26 mètres de profondeur. L'eau était pure comme de l'air condensé; on eût dit que les poissons y volaient par secousses, et les requins si fréquents et si dangereux dans ces parages y semblaient suspendus au-dessus du vide; les prairies d'algues, les colonies de polypes, les bancs voyageurs de méduses défilaient tour à tour sous nos yeux, et sur le fond de la mer nous voyions ramper des assemblages confus et indécis de pattes énormes, de têtes monstrueuses. Enfin la brise du soir se leva et nous poussa dans la direction de la Jamaïque. Le lendemain matin, nous étions en vue des Montagnes Bleues.
Dans ces parages, les hautes cimes des Antilles interrompent la régularité des vents alizés et les forcent souvent à tournoyer en remous aériens.
Parfois un calme absolu succède à une brise furieuse, et la voilure, un moment auparavant tendue à se rompre, retombe lourdement le long des mâts. C'est là ce qui nous arriva sur les côtes de la Jamaïque: le vent cessa tout à coup, les lourdes ressentit d'autre pression que celle du courant équatorial, et pendant deux jours entiers l'île déroula lentement devant nous son magnifique panorama de montagnes et de forêts, d'azur et de lumière.
Le soir du second jour surtout le spectacle fut éblouissant de splendeur. Le soleil allait se coucher et prenait déjà cette forme ovale qu'il a toujours dans les vapeurs de l'horizon; jusqu'au zénith le ciel occidental était inondé de lueurs du violet le plus intense, et la mer polie reflétait si bien ces lueurs que le soleil, rasant déjà la surface de l'eau, apparaissait comme la clef de voûte d'une immense coupole de lumière.
Dans l'air tournoyaient de grand oiseaux pêcheurs, et parfois on voyait un aigle attendre en planant qu'un oiseau débonnaire eût fait une pêche heureuse pour le poursuivre, l'obliger à lâcher sa proie et la saisir avant qu'elle ne retombât dans l'eau.
Près du rivage les pirogues des nègres glissaient comme des insectes patineurs, et plus loin, dans les baies de l'île, apparaissaient des navires à voiles blanches, semblables à des libellules posées sur une feuille au bord d'un étang. Sur le rivage même s'étendaient les champs de cannes parsemés de villages et couverts de la fumée traînante des usines.
Plus loin se dressaient des hauteurs découpées et tailladées dans tous les sens par des ravines et portant d'épaisses forêts dans leurs vallons; derrière cette première rangée de collines vertes, le regard s'élevait à une autre rangée brunie par l'éloignement, puis à une chaîne dentelée de montagnes déjà bleues ; enfin, sur tout cet entassement de sommets, un grand pic dardait sa pointe jusqu'à calme, la force contenue de la terre et de la mer, qui jamais pourra les décrire ?
On eût dit que la nature savait jouir de sa propre beauté et ne demandait pas l'admiration sympathique de l'homme. Dans les passages tropicaux, il n'y a rien de doux, de tendre, de plaintif et de familier comme dans les gazons, les ruisselets et les brumes de nos pays du nord; la nature y est dédaigneuse, impassible, implacable dans sa beauté ; elle semble ignorer ses enfants.
Le jour suivant, vers quatre heures de l'après-midi, nous étions en face du Grand-Caïman, ancien repaire de brigands qui, pour mieux braver les frégates ennemies, avaient posé leur nid au milieu des écueils. Cette île n'a de remarquable que ses souvenirs et je l'aurais probablement oubliée si, en vue même des côtes, un grain violent n'avait assailli notre navire.
Aussi courageux qu'on soit, on ne peut s'empêcher d'être ému jusque dans sa dernière fibre, quand on voit une tempête s'amasser dans le ciel; mais quand le navire est assailli déjà et craque dans toutes ses membrures sous l'effort du vent et de la vague, alors on se fait une âme forte à la hauteur du danger et l'on ne ressent plus qu'une émotion virile en face de la rage de la mer.
Telle est du moins l'impression générale de ceux qui se sont trouvés exposés à un coup de vent, et ce fut également celle que j'éprouvai comme le commun des mortels. Il y avait déjà longtemps qu'un petit nuage grisâtre planait au-dessus de l'île à l'horizon ; vers le soir il grandit peu à peu et bientôt il recouvrit l'île entière, plage après plage, écueil après écueil, comme un immense voile tiré sur le ciel. Au-dessus de nos têtes, l'air était encore d'un bleu magnifique tout chatoyant d'un moelleux tissu de rayons mais la lisière noire qui séparait le nuage du ciel bleu se rapprochait incessamment de notre zénith.
Un arc-en-ciel brillant s'avançait, porté sur les vapeurs de la tempête et ses deux pieds vaguement estompés sur la mer continuaient sur l'écume des flots un autre demi-cercle presque invisible. Précédant la sombre masse, de petites vagues se redressaient comme éperonnées par
une force sous-marine et leur crête s'éparpillait en jets de gouttelettes ; en même temps, le vent grondait d'un bruit sourd et mugissant comme celui d'un tonnerre lointain. Les matelots résolus et calmes, agiles et forts, montent sur les vergues, glissent parmi les cordages, carguent les voiles en un clin d'œil, regardant du même œil intrépide les manœuvres du navire et la tempête qui s'avance.
Se détachant par son timbre clair et sonore sur le bruissement lugubre, s'élève la voix du capitaine.
À peine les voiles sont-elles carguées, que déjà le souffle de l'orage secoue le navire et l'incline sur la mer, les cordages se tendent en vibrant, les vergues craquent, et pour résister à la violence du vent, le pilote se fait attacher à la barre. En quelques minutes, la mer est devenue sauvage, chaque flot devient un bélier terrible lancé contre les bordages et chaque nouveau coup de roulis embarque une lame.
Les chaînes grincent sur le pont, les barils comme un cheval en furie, et de leur cabine, les passagers peuvent voir la crête des vagues se dresser au-dessus de la dunette. Mais n'importe! Tout va pour le mieux quand les côtes sont éloignées, la carène solide, et la tempête de courte durée. Notre navire se comporta bravement et doubla sans accident le cap San Antonio.
Notre voyage durait déjà depuis quarante-cinq jours, et malgré les voyages d'exploration que j'avais entrepris dans la cale, dans les chaloupes et sur les mâts du navire, il me tardait de toucher le sol ; quand je pensais aux promenades que je ferais bien tôt sur les bords du Mississippi et dans les bois de la Louisiane, un frisson d'impatience me traversait le corps.
Aussi vers le second jour de notre navigation dans le golfe du Mexique regardais-je avec anxiété vers le nord et ne trouvais-je aucun intérêt au livre sur lequel je jetais les yeux de temps en temps. Tout à coup il me sembla que la couleur de l'eau avait changé ; en effet, de bleu foncé elle était devenue jaune et je vis une ligne de séparation, droite et comme tirée au cordeau, s'étendre de l'est à l'ouest entre les deux zones diversement colorées; au nord, une petite ligne noirâtre à demi cachée par le brouillard annonçait la terre; nous étions dans les eaux du Mississipi.
Bientôt après le navire ralentit sa marche, il n'avança plus que difficilement et puis s'arrêta tout à fait; sa coque était engagée dans les vases. Ainsi le voyage était terminé: il ne nous restait plus qu'à patienter dans notre fondrière de boue liquide.
(le chapitre 2 sur le delta Mississippien est "moins" intéressant; nous irons dans un prochain article sur sa description de la nouvelle Orléans aux environs de 1860.
Partageons notre passion de la Nouvelle Orléans de 1700 à 1860.
Norbert Soulié , avec Bayou-Creole, explore l'histoire de la Nouvelle-Orléans, de 1700 et 1860, à travers ses recherches, ses ancêtres et des chercheurs passionnés par cette ville unique.